Quai Est - Biennale Koltes

L’ultra violence des lieux chez Koltès : la logique de l’apparition

Philippe CHOULET – Metz-Strasbourg

19-20 novembre 2016

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« Mathieu, mon Eils, la province française est le seul endroit
du monde où l’on est bien. Le monde entier envie notre
province, son calme et ses clochers, sa douceur, son vin, sa
prospérité. On ne peut rien désirer, en province, car on a tout
ce qu’un homme désire. Ou alors il faut avoir la tête dérangée,
préférer la misère à l’opulence, la faim et la soif plutôt que le
rassasiement, le danger et la peur plutôt que la
sécurité. » (Adrien, dans Le Retour au désert, 4, p. 24)
« L’arrogance, l’égocentrisme, la sûreté d’eux-mêmes des
Français, pas uniquement, d’ailleurs, des Français de
province. Mais la province est un peu la caricature de cet
esprit français-là. Elle est là, elle ignore les lois de Galilée, elle
pense vraiment que le monde tourne autour d’elle, que le
soleil tourne autour d’elle. C’est une vieille manie que de
penser qu’on en est le centre. La province persiste : mais pas
elle seulement. » (B.-M. Koltès, Entretien avec Michel Genson
(1988), in Une part de ma vie, Minuit, p. 116)
« Ce d’où il y a, pour les êtres, génération, c’est en cela aussi
qu’a lieu la destruction selon ce qui doit être ; car ils se
rendent mutuellement justice et réparation de leur mutuelle
injustice selon l’ordonnance du temps. »

(Anaximandre)

À Mme le Professeur Rose Goetz, décédée récemment, qui a joué un rôle central dans ma
vocation de Professeur de Philosophie à l’Université de Nancy, et dont j’ai admiré la modestie,
la justesse du jugement, la voix si singulière et pour son amour pour Metz, pour Marguerite
Duras, Benoît de Spinoza et Olivier Messiaen…
Mais aussi à ce couple d’Allemands rencontrés il y a longtemps, qui m’ont demandé, à Metz
même, la “rue de Kouléouléou”… Comme je ne comprenais pas leur question, ils m’ont montré
l’adresse sur une feuille de papier : c’était la rue de Queuleu. Ça s’est terminé en fou rire
collectif — si à trois on est un collectif !…
N.B. Je ne couvrirai pas l’ensemble du corpus koltésien (je n’en ai lu que les trois quarts…)
— pas de prétention à l’exhaustivité, donc, et travail en cours.

Je vous remercie de cette invitation à travailler, cela m’a permis de lever un
doute, comme on “lève” un lièvre — on découvre, dit Kleist, ce qu’on pense en
travaillant comme en parlant… La doxa dit que le théâtre de Koltès est un
théâtre du désir. Mais si c’est ça, le désir, alors pardon : ce désir n’est guère
désirable ! C’est comme la pulsion chez Sade, c’est fatigant… Il me semble que
lorsque nous désirons, nous désirons autre chose, et nous désirons autrement.
Le fait que Koltès refuse toute générosité, qu’il réduise le lien humain à une de
ses formes les plus dures (juste avant la guerre matérielle et l’annihilation
totale…), c’est-à-dire au commerce, au deal, à la prise, l’emprise et à la saisie,
montre que son théâtre porte sur autre chose que le désir, mais tout de même
sur quelque chose qui gît au sein même du désir, au creux du désir, ou plutôt
avant le désir, bref, sur quelque chose de plus caché, de plus secret — et c’est
ce qui explique la fêlure, l’étrangeté et l’originalité de la dureté des situations
de ce théâtre.
C’est cela qui me désarçonnait chez Koltès, et je voudrais éclairer la lecture
de certains textes à ce jour nouveau : ce secret en question, c’est la demande. Le
théâtre de Koltès est un théâtre de la demande. Il donne à penser la question de
la demande.
Mais bon, que vient faire le lieu là-dedans ?
Ma réponse serait la suivante : les lieux koltésiens sont en affinité avec la
demande. C’est donc ce qu’il me faut démontrer…

1. Le lieu comme réalité psychique

Commençons par quelques évidences concernant la thématique.
La question des lieux chez Koltès est un cliché, un lieu commun, et déjà bien
labouré. Le défi relevé ici voudrait trouver une voie originale au sein du
concert des voix déjà émises à ce propos. Alors, donc, les lieux…
Il y a d’abord la logique de l’apparence visuelle (on les voit, les lieux, par les
yeux du corps — sur la scène — ou par les yeux de l’âme, comme dit Platon —
à partir du discours des personnages) et de l’apparence auditive (on les
entend : leurs noms sont proférés par les personnages). C’est le cas de l’Afrique
(Roberto Zucco, Combat de nègre et de chiens, Retour au désert) ou de « la
France de Dunkerque à Brazzaville » (Retour au désert). Les lieux sont bien là,
c’est le cas de le dire, et pas seulement dans les titres : un quai (son extérieur et
son intérieur), une jetée, une autoroute, dans Quai Ouest, des champs de coton,
des forêts, un désert (Metz, en l’occurrence, mais pas seulement, il y en a un
autre dans Combat de nègre et de chiens), etc. Il y a aussi le chantier de Combat
de nègre et de chiens, le hangar, l’entrepôt, l’hôtel de La Nuit juste avant les
forêts, la laverie automatique dans Roberto Zucco, etc. Et puis, il y a les lieux
mentaux des personnages, cités, invoqués par eux : l’immeuble utopique de
Combat de nègre et de chiens, et pour Le Retour au désert, par exemple, La
Salette, rue du Bac, l’Algérie, les rues de Metz, le lit de Mathilde, un jardin, la
France de Dunkerque à Brazzaville (dixit le Parachutiste, Le Retour au désert,
11, p. 57), Andorre, Monaco, Genève, le Café Saïfi, etc. Comme dit Brassens,
« pour cet inventaire il faudrait un Prévert », et comme je ne suis pas Prévert,
avançons.

2. Les noms de lieux

Kant, au début du § 59 de la Critique de la faculté de juger, proposait
d’examiner les termes de la pensée par une triple exposition (ou hypotypose) :
l’exposition linguistique (les noms et les verbes), l’exposition schématique (les
Figures conceptuelles) et l’exposition symbolique (les idées et les valeurs). On
peut certes user de cette méthode, et montrer que les lieux sont des structures
feuilletées, qu’ils ont (au moins) trois étages, trois strates, que leur réalité est
complexe, mieux : que l’apparition de leur réalité (et la stratégie qui commande
cette apparition) est complexe et changeante, selon le point de vue adopté. On
les dira opératoires. Cette hypothèse de travail vaut d’ailleurs sans doute pour
pas mal d’autres théâtres, mais elle nous semble convenir à la dimension
plastique et variable du lieu koltésien, qui semble ne se limiter qu’à la
dimension imaginaire — le symbole n’est pas pour lui, car il n’y a pas de
“message” :
« [Combat de nègre et de chiens] parle simplement d’un lieu du monde. On
rencontre parfois des lieux qui sont des sortes de métaphores, de la vie ou d’un
aspect de la vie, ou de quelque chose qui me paraît grave et évident, comme
chez Conrad par exemple les rivières qui remontent dans la jungle. (…) Ma
pièce parle peut-être un peu de la France et des Blancs : une chose vue de loin,
déplacée, devient parfois plus déchiffrable. Elle parle surtout de trois êtres
humains isolés dans un lieu du monde qui leur est étranger, entourés de
gardiens énigmatiques. J’ai cru — et je crois encore — que raconter le cri de
ces gardes entendu au fond de l’Afrique, le territoire d’inquiétude et de solitude
qu’il délimite, c’était un sujet qui avait son importance. » (Combat de nègre et
de chiens, 4x de couverture)
Notons l’importance des noms : pour situer et Fixer un lieu afin de le (faire
se) reconnaître, il faut le nommer. Nos lieux sont d’abord des noms (Koltès est
proustien), mais nos noms sont des effets de lieux, ce que montre la diatribe de
Mathilde dans sa dispute avec Adrien à propos de son souhait de voir Fatima
changer de nom :
« On ne changera rien du tout. Un prénom, ça ne s’invente pas, ça se ramasse
autour du berceau, ça se prend dans l’air que l’enfant respire. Si elle était née à
Hong-Hong, je l’aurais appelée Tsouei Tasï, je l’aurais appelée Shadémia si elle
était née à Bamako, et si j’avais accouché à Amecameca, son nom serait
Iztaccihuatl. (…) On ne peut quand même pas, un enfant qui naît, le timbrer
pour l’exportation dès le début. » (Le Retour au désert, 2, p. 16)
Même chose chez Cécile, qui continue à appeler son frère Charles “Carlos”,
malgré le refus de celui-ci :
« C’est un crime de changer le nom sous lequel Dieu nous connaît ; ce qui est
sur ton compte sera mis sur le compte d’un autre, et Dieu sait ce qui sera mis,
Carlos, sur le tien. » (Quai Ouest, p. 41)
Il est vrai que la puissance d’affecter du lieu (sa puissance d’impression sur
nos esprits, sinon sur les personnages eux-mêmes…) vient de ce que son nom,
sa figure conceptuelle et sa valeur symbolique — pour reprendre la distinction
kantienne —, sont des réalités, et des réalités qui sont essentiellement des
réalités psychiques en voie de devenir, par la force du théâtre, des réalités
physiques. Au théâtre, les réalités physiques sont d’abord psychiques
(Signifiantes) — logique, si le théâtre est un artefact de l’esprit humain.
Le mot, dans la prose ordinaire, est le meurtre de la chose (ce que disent
Hegel et Lacan) ; mais dans l’art poétique, il fait au contraire apparaître la
chose, il est son “lieu-tenant”, son tenant-lieu : Agamemnon, chez Homère, au
dépens et en dépit du principe de contradiction, peut apparaître à la fois dans
sa tente et sur le champ de bataille, cela importe peu, puisque l’essentiel est
que l’épos du poème présentifie le héros aux yeux invisibles de l’esprit de
l’auditeur… Cela en dit long sur la liberté poétique vis-à-vis des contraintes et
des résistances du réel : ça s’appelle la magie (et une magie blanche…), ou
l’illusion comique (poétique, artistique, ludique).
Outre cette raison — que ces lieux sont des moyens techniques, des médias,
des milieux organisés, montés, bref, des artifices —, il y en a une seconde, qui
montre que les réalités physiques des lieux ne sont pas “naturelles” : c’est que
Koltès n’est pas “naturaliste”, car ses lieux sont imprégnés de culture,
d’histoire, de mœurs, de société, de civilisation — et surtout de civilisation
industrielle. Et le style koltésien, ennemi de la description, est fait de distance.
Nous verrons l’importance de cette distance dans le jeu de la rencontre entre
les personnages.

3. Théâtre déductif et Théâtre inductif

Si je dis que Koltès n’est pas naturaliste, c’est aussi pour éviter de le lire
comme on peut lire le théâtre bourgeois, avec l’idée d’un lien mécanique et
déterministe entre le lieu et le personnage, lien qui travaillerait de la meilleure,
et donc (pour nous) de la pire façon qui soit, par la déduction : « donnez-moi
un lieu et je vous donnerai des personnages qui y collent… » — comme si le
personnage était une émanation nécessaire et naturelle du lieu. Ou bien :
« donnez-moi les personnages et je vous livre leur lieu… ».
C’est facile et catastrophique, car cela Eixe dans l’éternité logique la nature
des personnages et des lieux, qu’on peut considérer aussi comme des
personnages, mais d’une autre nature. Certes, il faut bien une afEinité entre les
personnages et leurs lieux, mais il y a ici exagération dans cette conception du
lieu comme écrin — sous la forme d’une fusion, d’une harmonie — on se
donne ce qu’il faudrait montrer, et il n’est pas sûr que l’existence humaine
selon Koltès se plie à cette logique-là, surtout si exister signiEie “sortir de soi”,
c’est-à-dire s’aliéner et assumer son aliénation
C’est en tout cas exemplaire dans le théâtre bourgeois (un Courteline, un
Feydeau, un Labiche, et même un Molière ne se conçoivent pas sans l’intérieur
bourgeois qui va avec) : on a ici un faible niveau de nécessité intérieure — mais
c’est tout de même une nécessité intérieure : ces pièces sont des chefs d’oeuvre
dans leur genre ! —, où le personnage est le symptôme, voire le jouet, le pantin,
l’émanation de son milieu spatial, de son mobilier, de ses objets, de son décor.
Car le lieu est ici un décor. Cela s’appelle la cohérence du monde — cosmos —
et même du mondain…
La déduction, qui fait que du lieu au personnage via l’action et les péripéties
la conséquence est la bonne, est une déduction Einaliste, providentialiste : le
lieu est un cosmos, un ordre, un monde ; il y règne un principe de raison, une
nature, avec un accord Einal entre les moyens et la Ein. C’est, au sens d’Aristote
(dans sa Physique), le lieu naturel, fait de mouvements naturels — la pierre va
vers la terre, la fumée va vers le ciel et tout ce qui contrarie ces mouvements
naturels sont appelés “mouvements violents”. Tout va bien, donc :
l’harmonieuse Providence pourvoie à tout et permet de prévoir les conduites.
La déduction va du général au particulier, une fois décidé que le particulier
fait partie intégrante du général, ce qui signiEie qu’il a été homogénéisé et
abstrait de la totalité antérieure : un bourgeois fait partie de la bourgeoisie. Il
produit logiquement des structures qui lui sont “afEines”. Roger Bacon, penseur
anglais de la Renaissance, disait superbement : « Le lieu est principe de
génération aussi bien que le père ». Le mari, l’épouse et l’amant sont des types
généraux et abstraits, et ils évoluent, si l’on ose employer ce verbe, dans un lieu
qui leur est propre, qui leur appartient. Cette logique déterministe et déductive
des lieux se retrouve parfois chez Koltès — le chantier de pétrole de Combat de
nègres et de chiens, par exemple. Ce qui se montre alors, c’est une prévisibilité
sans faille et intelligible.
Koltès est sensible à cette puissance adverse, dont il ne veut pas. Son
argument est remarquable, il concerne le changement anthropologique et
psychologique initié par la science (physique et astronomie) — Brecht parlait
d’un théâtre pour le spectateur de l’ère scientiEique, Koltès n’est pas loin de
partager cet avis.
Il y a d’abord la thèse déterministe classique (la nécessité mécaniste). Ici, il
y a du prévisible et du déductif — l’opinion du Parachutiste, par exemple. Ou
bien encore la présence des Blacks dans le théâtre de Koltès :
« On peut être agi, je le suppose, selon les mêmes lois que celles de la
mécanique ou de l’astrophysique. Or une pierre ne tombe pas sur le sol par
sympathie, par solidarité ou par attrait sexuel ; elle tombe dépourvue de tout
sens moral. A posteriori, et tout en tombant, elle peut se trouver de jolies
raisons de tomber. C’est comme, dans le système solaire, un caillou en chute
permanente vers le soleil : si les attractions secondaires sont sufEisantes, cela
se traduit par une orbite autour du soleil ; si elles ne le sont pas, ou plus, je
suppose que l’on Einit par s’écraser. » (Roberto Zucco, p. 125-126)
Mais Koltès n’en reste pas là, et il aborde le socle supérieur de la physique
contemporaine, où la nature des éléments est réduite (ou élevée) au rang de
quantums d’énergie (et non de choses, de substantielles) aux trajectoires
imprévisibles, dépendants des chocs, des collisions avec d’autres quantums
d’énergie — d’où le modèle inductif des rencontres — uniquement calculables
par les matrices mathématiques des probabilités. Ce qui en dit long sur la
complexité des personnages et de leurs conduites, qui ne sauraient être des
exemplaires d’un type donné (modèle de la déduction). Koltès entend rompre
avec l’ancienne psychologie (aristotélicienne) :
« On traite parfois les sentiments comme on traitait le mouvement à l’ère
préscientiEique, avec une explication du genre : la Elamme monte et la pierre
tombe. Les sentiments éternels, c’est un peu comme les lois éternelles en
mécanique : des conneries provisoires. » (Roberto Zucco, p. 118)
Autrement dit, l’histoire des sciences invite Koltès à changer de paradigme
quant à la nature des personnages et quant à la causalité de leur conduite.
En général, les lieux koltésiens ont une nature plus souple, plus lâche, plus
distanciée, plus opératoire ; ils sont marqués par une nécessité intérieure plus
opaque, plus sombre, plus ténébreuse, plus indécise, voire mythique, parce que
si le lieu également est un “personnage”, il est, comme tous les autres
personnages koltésiens, marqué par l’ignorance de ce qu’il est, de sa destination
(de sa raison d’être) et de ce qu’il veut. Une triple ignorance qui a des effets
désastreux sur les humains.
Cette importance de l’ignorance quant aux lieux est essentielle. Les lieux ont
une teinte, une atmosphère, une valeur qui débordent le stéréotype qu’on en a
dans la représentation immédiate (dans le préjugé), que ce soit du plus neutre
(Quai Ouest) au surdéterminé (Metz) via le plus ambivalent (les champs de
coton — où l’on ne peut pas ne pas penser aux travailleurs et aux esclaves
noirs du sud des Etats-Unis…). Il nous faut interroger cette initiative
koltésienne, qui, bien que ne dépendant pas d’une doctrine esthétique /
artistique philosophique — comme chez Brecht avec la théorie du théâtre
inductif —, choisit néanmoins, en toute connaissance de cause, de travailler
sur le lien inductif du lieu au personnage et du personnage au lieu.
L’induction, elle, est plus complexe et plus aventureuse que la déduction :
induire, c’est aller (en sens inverse) d’un particulier à un universel, et si ce
particulier s’avère universel, il devient un singulier, seul en son genre, non
susceptible d’abstraction et de généralité : un singulier concret. Le lieu doit
ainsi lâcher prise, pour libérer les personnages, tout en jouant malgré tout son
rôle de personnage… Le lieu est comme le chemin qui se fait lui-même en
marchant (marcher, circuler, se déplacer, c’est “faire son chemin”… dans la
vie ?), il se produit, il est produit peu à peu par la parole et la présence devant
l’autre. Cela signiEie que le lieu n’est ni substantiel, ni permanent, mais juste un
effet et une fonction de la fable. La valeur imaginaire du lieu dépend des pôles
d’énergie, des présences, des forces, des intensités. C’est ce que point le Dealer,
avec un ton très deleuzien :
« Car, quoi que vous en disiez, la ligne sur laquelle vous marchiez, de droite
peut-être qu’elle était, est devenue tordue lorsque vous m’avez aperçu, et j’ai
saisi le moment précis où vous m’avez aperçu par le moment précis où votre
chemin devint courbe, et non pas courbe pour vous éloigner de moi, mais
courbe pour venir à moi, sinon vous vous seriez éloigné de moi davantage, car
vous marchiez à la vitesse de celui qui se déplace d’un point à une
autre. » (Dans la solitude des champs de coton, p. 17)
Cette métamorphose de la ligne droite en ligne courbe est un des points de
conElit entre Adrien et son Eils Mathieu, dans Le Retour au désert, 4, p. 21-25) :
Adrien veut que son Eils suive la ligne de droite (préinscrite, donc) au lieu de
vouloir dévier, se détourner, “sortir” (devenir héros militaire en Algérie)…
L’image de la ligne, se retrouvera dans la question du conElit entre “rester à
l’intérieur” (dans un lieu clos) et sortir dehors (lieu ouvert), et dans celle de
l’écart dramatique entre la vie intra utérine (le ventre de Maman) et le fait de
naître, de sortir de ce lieu “naturel”, d’être confronté à l’agressivité des autres,
bref, d’exister. La torsion, la déviation, l’écart de la ligne de chacun — si
explicites dès les premières pages de Dans la solitude des champs de coton (p.
11-20) commencent avec la naissance, et c’est sans doute pour cela que Koltès
limite son théâtre à cette question de la demande (enfantine / infantile). C’est
une limite heureuse et féconde, mais cela motive le fait que Koltès creuse
profondément presque toujours le même sillon…
C’est qu’avec l’induction, il y a une crise du déterminisme, une apologie de
l’imprévisible, de l’indécidable, de l’introuvable, même : la nécessité change de
sens, le déterminisme perd de sa tyrannie et de son fatalisme (qu’il a chez un
Zola, par exemple), au proEit de la contingence (que la physique corpusculaire
réduit et comprend par le calcul des probabilités), de l’aventure, de l’angoisse
de ce qui va advenir (en ce qui concerne le vécu du personnage). Or, ces
propriétés (contingence, aventure, angoisse) reposent sur une condition
majeure : l’ignorance.
Mais de quelle ignorance s’agit-il ? Autrement dit, pourquoi l’induction et
pas la déduction ? La déduction supposerait un “savoir absolu”, un point de vue
de Dieu (le Démon de Laplace du modèle newtonien) — soit un personnage,
soit l’auteur, soit le spectateur. L’induction au contraire rend impossible ce
point de vue absolu, pour favoriser les dimensions indécidables des actions. La
raison nous semble être de nature matérielle (mentale, psychique, mais
matérielle): il s’agit, chez Koltès, de donner / trouver un cadre à une demande,
à un jeu de rencontre entre des demandes, et donc le lieu ne peut pas être
déterminant au sens déductif. Remarquez qu’il peut l’être pour le désir (la
détermination du désir), pour le rôle social, la place sociale, la volonté, etc.
Mais pour la demande, cela suppose un tout autre lieu.
Cela signiEie qu’il peut y avoir des hangars déductifs et des hangars
inductifs, des champs de coton inductifs et des champs de coton déductifs, un
usage inductif et un usage déductif des hangars et des champs de coton. Voici
donc une trame dont il faut bien tirer quelque Eil…
Ce qui est sûr, c’est que le fait que le lieu soit “ouvert” et non “clos” invite à
baptiser le vrai nom des lieux koltésiens : ce sont des zones. L’avantage de la
notion de zone est justement à la fois son indétermination et son caractère de
pression (zone d’inEluence) ou d’oppression, de danger, de force
institutionnelle (zone militaire, zone industrielle…), mais aussi, parfois,
d’abandon (si la civilisation ne s’en mêle pas, cela laisse libre cours à la liberté
sauvage — celui des terrains vagues, ou celui des “territoires”) : / quand on
dit : « c’est la zone », c’est que « ça… craint » ! / le “zonard” est un type louche,
qui circule à l’aventure, qui guette le bon coup, etc. Un extrait de La Nuit juste
avant les forêts le dit bien :
« Où aller, maintenant, où aller, qu’ils se demandent, comme si, de tout làhaut,
on leur avait tracé sur un plan des zones où ils doivent être toute la
semaine, et dont les portes s’ouvrent chaque vendredi soir sur la rue des putes
ou le reste, et sinon : où aller, pas d’autre solution, et, moi, j’ai repéré, depuis
que je ne travaille pas, toute la série de zones que les salauds ont tracées pour
nous, sur leurs plans, et dans lesquelles ils nous enferment par un trait au
crayon, les zones de travail pour toute la semaine, les zones pour la moto et
celles pour la drague, les zones de femmes, les zones d’hommes, les zones de
pédés, les zones de tristesse, les zones de bavardage, les zones de chagrin et
celles du vendredi soir, la zone du vendredi soir que j’ai perdue depuis que j’ai
tout mélangé, et que je veux retrouver tant j’y étais bien… » (La Nuit juste avant
les forêts, p. 43-44 — la suite renvoie à la question des rencontres…)

4. Un théâtre du désir, vraiment ?

Voilà la raison de ce déplacement koltésien : l’indétermination des lieux est
en affinité avec l’indétermination des “appétits” des personnages. Cela suppose
évidemment de restituer la psychologie anthropologique qui rend possible
cette substitution de la logique de la demande à la logique du désir.
Il y a évidemment un gros problème (une belle objection) : les
commentateurs, les metteurs en scène, Chéreau lui-même, et Koltès lui-même,
et ses personnages ne cessent de parler du désir. Ce que je dis là est une petite
énormité : les personnages de Koltès ne parlent pas de leur désir, ils ne
révèlent pas leur désir, ils sont dans la demande et ils ne le savent pas. Je crois
que Koltès ne le sait pas non plus — il l’aurait su s’il avait mieux lu Freud ou
Lacan ou s’il avait suivi Hobbes et Hegel à la lettre… Cette question de
l’ignorance nous paraît essentielle : ce n’est pas seulement ici «l’ignorancequant-
à-son-désir », mais bien plutôt une ignorance plus radicale, plus
fondamentale, plus fatale, “l’ignorance-quant-à-sa-demande”, mieux :
“l’ignorance-quant-à-son-état-de-demande”, ce qui n’est pas la même chose,
car entre les deux énoncés : “l’ignorance-quant-à-sa-demande” et “l’ignorancequant-
à-son-état-de-demande”, une chose disparaît : c’est l’objet, c’est même la
présupposition de l’objet — sans qu’on sache si l’objet est… ou non. Il y a même
de fortes chances pour que cet objet soit introuvable ! Comme dit le Dealer :
« Puisque vous êtes venu ici, au milieu de l’hostilité des hommes et des
animaux en colère, pour ne rien chercher de tangible… » (Dans la solitude des
champs de coton, p. 53 — c’est moi qui souligne)
C’est net par exemple dès le début du Retour au désert (p. 12-13), quand
Adrien demande à Mathilde ce qu’elle veut, ignorant pourquoi elle réapparaît…
Genre mode baroque (« Sonate que me veux-tu ? ») : « Ma sœur, que me veux tu
? » — en fait, il faut entendre : « que viens-tu me demander ? ». Réponse de
Mathilde : la maison, mais on perçoit bien que la maison n’est qu’un prétexte,
ou un objet qui en cache un autre (que Mathilde et tout le monde ignore) plus
profond, plus radical, et qui est sans doute inaccessible.
En ce sens, si mon hypothèse est juste, Koltès semble traiter de problèmes
très actuels, qui relèvent aussi bien du capitalisme consumériste, de la
pratique effrénée des toxiques, de la drague homosexuelle, du domaine du
traEic en tout genre — bref, de la nature de l’appétit humain comme
dépendance, comme servitude, comme démesure, dépense et hybris (plutôt
que comme liberté dans le calcul rationnel de l’intérêt, qui serait celle de
l’homo œconomicus). Koltès hérite ici des thèses anthropologiques de
Nietzsche et de Bataille.
Il y a ainsi, dans le théâtre de Koltès, une Stimmung qui nous renvoie à un
état étrange — allons à l’essentiel : à l’état du nourrisson, alors même que sont
mis en scène des adultes, et pas n’importe lesquels, puisque aucune
Identification psychologique et morale (celle qui fait le principe du théâtre
aristotélicien d’inspiration) n’est possible avec eux — encore une conséquence
de la distance.
Bref, la clé des lieux (et pas la clé des… champs de coton !) me paraît être
celle de la nature du stade du désir des sujets humains mis en scène, mieux
encore, la nature du degré d’élaboration du désir. Le mot d’ordre serait alors :
« dis-moi où en est ton désir, je te dirai la logique des lieux où tu l’exerceras »…
Autrement dit, Koltès dispose d’une anthropologie bien à lui, qui ne se
réduit déjà pas à définir l’homme comme un être de raison, de parole, ou
comme un animal symbolique. Il est sans doute plus près de Nietzsche
(l’homme comme animal malade de lui-même, l’homme comme animal
prédateur de tous les prédateurs, comme animal de la démesure), de Bataille
(comme animal de la dépense, de l’excès et de l’hybris…). En cela, l’homme de
Koltès est cet homme qui peut très bien suspendre le principe de raison, sans
problème, sans scrupule. On ne passe guère à l’acte dans le théâtre de Koltès,
mais qu’importe : l’état psychique et nerveux de ses personnages les rend tout
à fait prêts à ne pas rendre de compte. On s’étonne, encore aujourd’hui, de
crimes et d’attentats “gratuits”, inexplicables, “sans raison”, ou “sans
pourquoi”… La surintensité de la demande dans une situation de menace, de
frustration, de patience obligée rend raison de bien des choses, sans épuiser le
sujet, car il s’agit de rendre raison de ce qui est sans raison (hormis le
pathologique…).
Koltès est aussi l’héritier de Hobbes (N.B. L’image du loup : homo homini
lupus est, l’homme est un loup pour l’homme), de Hegel (le désir comme désir
d’affirmation, d’identification de chaque conscience par l’asservissement de
l’autre) ou de Spinoza (le désir comme essence de l’homme).
Mais les mises en situation des personnages indiquent quelque chose
d’autre et de plus radical, en ce qui concerne la réalité psychique du désir des
sujets.

5. La question de la rencontre

Ma conférence aurait pu s’appeler : « Drôle d’endroit pour une rencontre »…
Le fait est que l’éveil de la demande est quasiment le seul sens auquel Koltès
réduit la rencontre, qui ne signifie pas grand chose d’autre à ses yeux (rien
d’affectif, de généreux, d’empathique, de cordial, d’oblatif : la rencontre n’est
jamais un accueil)… La scène n’est pas ici un “site de rencontre”, ce n’est pas
Meetics…
Il y a en effet dans la rencontre des éléments révélateurs qui servent les
intérêts de la vision du monde koltésienne : une irruption violente de l’autre en
nous, une surprise, donc une imprévisibilité due à la contingence des
rencontres, une contrainte inattendue (donc à laquelle nous ne sommes pas du
tout préparés…), une nécessité alors de dévier de sa trajectoire, comme un
atome dans le Flux d’énergie de la microphysique contemporaine, donc un
aléatoire seulement probable…
C’est dans la rencontre qu’apparaît quelque chose, une espèce de truc
insaisissable, indéfinissable, innommable, inaccessible, mais pourtant qu’on
sent bien réel et effectif, insistant et têtu, revenant sans cesse. Ce que Hitchcock
appelle le Mac Guffin : un objet, un sens, une énergie qui fait transition et que
tous ignorent totalement, sans cesser de le chercher et de le “désirer”. Et
pourtant, c’est ce qu’on se dispute et c’est ce qui fait de nous des rivaux… Le
lieu du hangar joue assez bien ce rôle de fourre-tout chez Koltès :
« Peu d’endroits vous donnent, comme ce hangar disparu, le sentiment de
pouvoir abriter n’importe quoi — je veux dire par là : n’importe quel
événement impensable ailleurs. » (Un hangar à l’ouest, in Roberto Zucco, p.
111)
Platon avait déjà parlé de l’agalma, dans le Banquet, comme forme vide mais
orientée pour le désir, quelque chose qu’on cherche et qu’on désire mais qu’on
ignore, quelque chose qu’on “remplit” avec le phénomène, l’objet —
l’intentionnalité inEinie du désir contraint l’individu à trouver quelque chose,
n’importe quoi, pour remplir cette forme vide. Le problème sera alors celui du
choix d’objet, choix opéré au cours du devenir temporel du sujet, et certes pas
volontairement ou consciemment. Cela inspirera la théorie lacanienne de
l’objet a.
L’indéfinition (relative) du lieu koltésien permet ainsi l’apparition invisible,
non du Buste invisible de Voltaire (Dali), mais de ce qui anime chaque
personnage en lui-même et les personnages entre eux, sans qu’ils sachent
vraiment ce que c’est : cette demande, ils l’ignorent, et ils ne savent pas ce
qu’ils veulent.
La rencontre est donc un instant, qui peut devenir un moment (ça dépend de
ce qui s’y passe et si cela va devenir une extension, une extensio animi, dirait St
Augustin), et qui sidère chaque individu. L’extension en question s’effectue
chez Koltès par la parole : ici l’on parle pour digérer le choc de la rencontre,
pour assumer et intérioriser l’irruption de l’autre dans ma zone — cela est net
dans Dans la Solitude des champs de coton. Il y a un moment de suspension,
d’arrêt, d’extase (mais une extase négative), qui montre que chacun ignore
autant ce que l’autre veut (ce qui est normal) que ce qu’on peut bien lui vouloir,
et donc lui demander.
L’autre est si imprévu, il est impromptu, et l’on doit faire face à cette
survenue, ce surgissement. La logique de l’apparition est donc décisive à ce
moment-là, mais ce n’est pas une apparition céleste, miraculeuse, divine : c’est
juste la silhouette de l’autre homme.
Ce qui fait que la rencontre expose de manière subliminale ce double état, ce
double mouvement, l’un rapporté à soi, l’autre adressé à l’autre qui fait en
même temps solitude et parole à l’autre, non-lien et lien, systole-diastole,
contraction-dilatation, silence de la pensée intérieure et parole proférée,
regard envoyé et regard reçu, écoute minimale et souci d’être écouté… La
rencontre est donc une puissance dynamique, qui éveille une forme d’énergie
psychique, qui va s’élaborer — ou pas — selon un ordre hypothétique : pulsion
(Trieb) => appétit (appetitus, endeavour, conatus, comme effort pour
persévérer dans son être) => désir (cupiditas, déEini par Spinoza comme
appétit avec conscience de soi) => volonté (voluntas, déEinie par Spinoza
comme degré supérieur de détermination du désir, et non comme faculté libre
inEinie, comme chez les penseurs chrétiens du libre-arbitre…). Il faut être
attentif à cette structure feuilletée du désir de vivre, dans la mesure où elle
permet de comprendre les diverses formes de détermination (de nécessité, de
causalité) de l’énergie psychique (comme libido et éros), et la forme
d’inscription de notre “désir” particulier : surgissement pulsionnel, survie de
l’effort pour vivre, désir amoureux ou règne de la volonté, etc. Et le problème
koltésien sera celui de la place de la demande là-dedans : la demande est hors
système, elle est un stade et une qualité de l’appétit ; mieux : c’est un
commencement, sur fond pulsionnel (agressif chez Koltès : les références sont
Hobbes et Hegel et peut-être Freud…), et un commencement qui peut perdurer
ou auquel on peut revenir ou régresser (les personnages de Koltès sont… de
“grands enfants”, ils manquent non seulement d’objet, mais de maturité, ceci
expliquant cela).
Car chez Koltès, il y a un doute sur l’élaboration même du désir : si Mathilde,
par exemple, dans Le Retour au désert, est certes un être de volonté, la plupart
des personnages sont, éthiquement, existentiellement, moralement, des
enfants. La question est alors : quel est l’état de leur désir ?

6. Un théâtre de la demande ?

On peut ainsi répondre à la question “que fait le sujet humain quand il
rencontre un autre sujet humain ? » : il formule une demande. Cela peut nous
sembler régressif (le stade infantile du désir !?), mais c’est d’abord l’indication
d’une primitivité, d’une dimension archaïque du désir — la demande comme
premier état du conatus. La triade appétit / désir / volonté travaille, sur fond de
pulsions, selon des degrés progressifs de détermination et de (re)définition de
soi, et ce de façon inconsciente, donc involontaire : le désir est un degré plus
déterminé de l’appétit (le désir est appétit accompagné de conscience de lui-même,
dit Spinoza) et la volonté, loin d’être une faculté libre, comme le croient
les Libéraux du Capitalisme, est elle-même un degré de détermination du désir.
Koltès, en moderne conséquent, ne se contente donc pas de réfléchir la
dialectique du désir : il pointe, sans le savoir sans doute vraiment, la dimension
ignorante, unilatérale, inquiète, interrogative et angoissée des débuts du désir,
la demande :
« Je ne suis pas là pour donner du plaisir, mais pour combler l’abîme du
désir, rappeler le désir, obliger le désir à avoir un nom, le traîner par terre, lui
donner une forme et un poids, avec la cruauté obligatoire qu’il y a à donner une
forme et un poids au désir. » (Dans la solitude des champs de coton, p. 29)
Si Koltès met en scène un théâtre de la demande, il faut cependant
remarquer que ses personnages en parlent tout autrement, puisqu’ils parlent
de désir — et Koltès également. Me tromperais-je, alors ? Mais c’est qu’on peut
se tromper sur la chose — dans la dépendance vis-à-vis de l’autre, ou de soi même,
ou de son toxique, rien de plus facile que de se tromper “à l’insu de son
plein gré” — et donc parler, nommer une chose de telle manière qu’en réalité
on vise une autre chose. Parlant du désir, Koltès croit parler du désir, mais en
réalité il traite de la demande, du désir comme demande. En ce qui concerne
les personnages, il faut reconnaître qu’ils ne sont pas assez mûrs pour le
reconnaître. Ce théâtre n’est pas un univers de la volonté, ni un univers
pulsionnel (ce n’est pas un théâtre du Ça) — parce que le discours s’adresse
tout de même à un autre, au lieu de simplement tourner en rond en soi-même
— ce qui apparaît néanmoins chez Roberto Zucco par moments, ce qui se
comprend, vu la pathologie du personnage.
C’est un théâtre de la demande, parce que c’est un théâtre de la première
rencontre ou de la rencontre toute fraîche (la rencontre entre Horn et la
femme, par exemple, dans Combat de nègres et de chien) ; un théâtre du
rapport à l’autre “homme” (quoiqu’il faille mettre “homme” entre guillemets,
vu ce que la demande en fait quand elle s’adresse à cet autre). Et il met en
place, là encore sans le savoir — dire le vrai involontairement, par intuition,
voilà l’hommage que Lacan rendit un jour à Marguerite Duras… —, les
éléments premiers, enfantins et infantiles, du lien de dépendance à l’autre (la
Hilflosigkeit de l’Esquisse d’une psychologie scientifique de Freud), la détresse
(détresse devant l’événement qui “arrive”…), la panique du besoin dès que ce
besoin est lié au désir de l’autre (la mère) — bref, l’expression du besoin
fondamental de la faim, de la soif, de l’abri, du soin, qui vont alimenter et
irriguer le désir d’affirmation de soi devant et contre l’autre, le désir d’identité
et d’identification, la soif de reconnaissance de soi par l’autre. D’où la violence
rentrée des rapports humains chez Koltès.

7. Droit naturel et distance

On a pu dire que Koltès reprenait Hobbes (de l’homo homini lupus à la
différence de nature entre état de nature et état civil). C’est sans doute un effet
(même lointain et impressionniste, genre pastel) de sa culture philosophique.
Hobbésien, il l’est, indiscutablement, et sur plusieurs points :
1° d’abord par l’attention à la question de la rencontre entre deux centres de
force, ou entre plusieurs centres de force. La plupart du temps, c’est de l’ordre
du deux. Le jeune Descartes disait : « la vérité commence à deux ». Oui, mais
pas seulement la vérité de la parole ou du jugement, mais d’abord la vérité de
la rencontre, de l’irruption de l’autre dans ma sphère, et de mon irruption dans
la sphère de l’autre.
Cette sphère, c’est une forme animale : un territoire, qui commence avec la
peau, l’enveloppe corporelle, l’espace moteur du corps et de ses membres, puis
l’espace transitionnel du regard, de l’ouïe et de la parole, puis l’espace virtuel
de la pensée… Le rapport à l’autre (qui n’est pas encore autrui, faut pas
exagérer) se fait comme l’humanité chez les Le Pen, par cercles concentriques.
L’individu est sommé, par la nature même de son endeavour (son effort pour
persévérer dans son être), d’évaluer sans cesse la bonne distance qui lui
permet d’accommoder les degrés supportables de danger et de menace.
Un mot sur cette notion capitale de distance dans ce théâtre : la distance
sépare, et lie en même temps. Elle est de l’ordre du lointain et de l’éloignement
(prendre ses distances avec…), et elle garantit, quand elle est “bonne” et juste,
la défense et l’attaque efEicaces. Le conElit dans la rencontre impose donc
l’expérience sensible, matérielle, nerveuse de l’espace-lieu qui sépare et lie l’un
de l’autre. L’allusion à un sport de combat, et précisément à la boxe — très
brechtien, ça… —, relève de ce souci :
« La bonne vieille boxe ! (…) Eh bien, alors, comment comptez-vous vous
défendre ? Je vous apprendrai un ou deux coups, un de ces jours. J’étais très
bon, j’ai même combattu en professionnel, étant jeune ; et c’est un art qu’on
n’oublie jamais » (Combat de nègre et de chiens, p. 81-82 ; c’est Horn, qui parle
à Alboury)
Même chose avec la question du crachat, qui dramatise la valeur de dignité
de chaque protagoniste. Combat de nègre et de chiens tourne autour du crime
motivé par une forme d’affront. Toute la diatribe de Cal pue le racisme le plus
puissant :
« Moi, je Elingue un boubou s’il me crache dessus, et j’ai raison, moi,
bordel… » (Combat de nègre et de chiens, XII, p. 77-79)
Il y a donc une élasticité, une dynamique, une souplesse de ce lieu virtuel et
transitionnel qui s’établit de manière opératoire entre l’un et l’autre. Ce n’est
pas le signe d’une instabilité, c’est la condition du rapport de forces, de la
régulation continue de l’agressivité mutuelle et réciproque. Le lieu est
l’expression de la temporalité du processus de la rencontre : on se pèse, se
soupèse, on se Elaire, on se jauge, on s’évalue, on se mesure, et ce par le regard
ou par la parole. Bref, on s’expérimente inconsciemment — Nietzsche :
l’homme est un animal qui expérimente sur lui-même, donc sur les autres… Et
cette expérimentation concerne d’abord la conservation de soi par soi
(conatus), puis l’afEirmation de soi, voire le dépassement de soi. Se défendre,
chez Koltès, cela signiEie se mesurer à soi-même et aux autres, savoir
instinctivement la contrainte intérieure du combat (agôn, polémos). Et Koltès
limite le désir à la défense de soi : « c’est pour notre défense, uniquement la
défense, car c’est bien cela dont on a besoin, se défendre, non ? » (La Nuit juste
avant les forêts, p. 15)
2° sur le fait de la solitude (des champs de coton ?). L’homme naturel est
chez Hobbes (plus tard, chez Rousseau aussi) un animal asocial (et ce contre
Aristote — derechef — et son fameux « l’homme est un animal politique »).
L’état civil qui invente le rapport social (« la vérité commence à deux », disionsnous
avec Descartes) sera un dépassement du droit naturel régnant à l’état de
nature. L’individu dans cette situation est toujours seul, dans cette rencontre
comme dans sa mort. « Tout le monde doit apprendre à se défendre seul », dit
Charles à sa soeur Claire (Quai Ouest, p. 33).
3° sur le fait qu’étant seul, chacun a exactement autant de droit que de force,
sans avoir à rendre des comptes à aucune instance, ni autrui, ni conscience
morale, ni divinité, ni institution, sauf à la vie même : l’essentiel est de vaincre,
de gagner, de triompher — ce qui entraîne la jouissance, mais on voit peu de
jouissance chez Koltès… —, et ce par la parole : persuader, convaincre, à défaut
ou avant de combattre physiquement, de battre, de tuer, de supprimer,
d’exterminer…
4° hobbésien, il l’est encore par l’égalité stricte entre les deux “pro-tagonistes”.
Cette égalité des armes est redoutable (et très déplaisante à
réEléchir) : Hobbes pense que même si dans la première rencontre l’un Einit par
dominer l’autre, il n’est pas encore sorti de l’auberge, car l’autre, conservé en
vie pour des motifs d’orgueil et de jouissance, aura toujours sufEisamment de
force pour être un danger permanent. Il n’y a pas de “plus fort” chez Hobbes,
car tout “faible” est déjà assez fort pour renverser le rapport de domination et
de servitude (Hegel en tirera les conséquences dialectiques plus tard). Seul le
Léviathan (l’Etat absolu de la Monarchie) pourra demeurer le plus fort,
conformément à ce que disait la Ein du Livre de Job. Koltès a retenu cette leçon
de l’égalité des forces.
En témoigne le très remarquable “dialogue” (si on peut appeler ça comme
ça !) de Claire et de Fak, dans Quai Ouest, p. 55-56, où l’échange d’exocets se
déroule en spirale. Les deux parlent sur fond d’égalité du droit au regard… Et
ce sera exactement la situation du Dealer et du Client :
« Nous nous sommes trouvés ici pour le commerce et non pour la bataille, il
ne serait donc pas juste qu’il y ait un perdant et un gagnant. » (Dans la Solitude
des champs de coton, p. 53 ; c’est le Dealer qui parle)
Mieux, même : une espèce d’égalité nulle entre nuls (entre forces dérisoires
(serait-ce un élément de critique de l’économie marchande ?):
« Soyons deux zéros bien ronds, impénétrables l’un à l’autre, provisoirement
juxtaposés, et qui roulent, chacun dans sa direction. (…) soyons de simples,
solitaires et orgueilleux zéros. » (Dans la solitude des champs de coton, p. 52 ;
c’est le Client qui parle) / « Eh bien, je vous propose l’égalité. Une veste dans la
poussière, je la paie d’une veste dans la poussière. Soyons égaux, à égalité
d’orgueil, à égalité d’impuissance, également désarmés, souffrant également du
froid et du chaud. » (id., p. 58, c’est toujours le Client qui parle)
5° Koltès est donc hobbésien également par la conclusion du diagnostic : le
caractère infernal de l’état de nature. L’égalité stricte des forces à l’état de
nature, dit Hobbes, fait que le conElit est inEini (de l’ordre du mauvais inEini).
Car même si l’un des deux est vaincu, il n’est pas mis à mort (on parle
encore…), et comme il est conservé en vie (servus) aEin de satisfaire l’orgueil
(pride) et la jouissance prise dans le regard du vaincu, il reste à ce dernier
toujours assez de force pour être menaçant : il peut attaquer en traître,
empoisonner, ou se liguer avec d’autres plus faibles pour renverser le
rapport… C’est l’égalité des forces naturelles qui fait que l’état de nature est un
état permanent de guerre perpétuelle, car s’il y avait une force plus forte et
décisive, l’état de guerre disparaîtrait à la faveur d’un état de paix de la
domination, c’est-à-dire une forme de « paix des cimetières » (la Monarchie, la
Tyrannie, le Despotisme — éclairé ou pas — ou le Totalitarisme, par exemple).
6° Il l’est encore, hobbésien, sur le fait que la violence (même larvée) de la
rencontre est une fatalité : la phrase de Koch a alors une valeur exemplaire,
paradigmatique et allégorique :
« La rencontre ne peut pas donner lieu à une noce » (Quai Ouest, p. 87).
Et la rencontre aussi est une fatalité — car l’absolue solitude est
impossible :
« Il faudrait vivre chacun de son côté, le regard tourné vers l’intérieur de ses
propres terres. Il faudrait interdire les rencontres. Il faudrait extirper la
curiosité de la tête des gens. Il faudrait se haïr vraiment (…) comme la peau
hait le vitriol. » (Quai Ouest, p. 87)
Dès qu’on est né, on est assez grand non seulement pour mourir, mais
d’abord pour “rencontrer” une altérité fondamentale à laquelle on ne
comprend rien. La solitude absolue est impossible, simplement parce que nous
sommes engendrés, et que notre état de nourrisson nous laisse dans la
déréliction, dans l’abandon : notre survie suppose la présence de l’autre,
puisqu’elle en dépend absolument. Rien d’étonnant alors si Koltès interroge la
question de la naissance…
Mais Koltès est également spinoziste (et là pas du tout hobbésien) en ce qui
concerne la manière de tirer le portrait des humains civilisés d’aujourd’hui) : il
ne pose aucune discontinuité entre l’état de nature et l’état civil ; au contraire,
l’état civil (et très peu “civil” en vérité !) n’est que la continuation de l’état de
nature, de cet état primitif et primaire où règnent la pulsion et la demande,
bien avant les déterminations progressives du désir et de la volonté… C’est
pourquoi la formulation de la demande dans un rapport social d’adultes, dans
un rapport social bien plus déEini et déterminé (dans Combat de nègres et de
chien, par exemple, où les rapports sociaux sont déterminés par des rapports
de travail, de servitude, de domination, d’exploitation — qu’il s’agisse du
rapport aux nègres ou du rapport à la femme…) prend toujours cette tournure
sauvage, incivile, ultraviolente, menaçante, brutale.
Le pessimisme de Koltès (ou tout au moins son réalisme) l’empêche de
décrire un rapport social plus harmonieux, plus cosmique, plus serein : les
rencontres, chez Koltès, sont pleines de trous, de failles, elles sont minées — et
une mine, ça explose au moindre contact, à la moindre étincelle. Prenons
quelques exemples dans notre corpus :
1e„ exemple. La dispute entre Adrien et Mathilde au sujet de la maison (Le
Retour au désert, 2, p. 14) : ce n’est pas seulement une question de propriété,
c’est d’abord une question de lieu sauvage (chez Hobbes, ce serait un lieu du
droit civil ; chez Spinoza, ce serait un lieu du droit naturel de la défense de soi
tous azimuts) ; même le lit devient un objet transitionnel, déterminant le
rapport à l’espace global de la maison (« si tu crois retrouver ton lit comme un
vieux meuble familier, il n’est pas sûr que ton lit te reconnaisse », Le Retour au
désert, 2, p. 15). Il s’agit d’une revendication (Le Retour au désert, 2, p. 14),
selon la logique du « ceci est à moi » (Pascal), qui est une logique de
l’usurpation : toute propriété est de l’ordre de la convention, et donc de
l’injustice.
Koltès pense ainsi la question du sauvage, et du sauvage continué par
d’autres moyens :
« Si, si, je vous connais ; vous êtes comme les chiens, vous vous chamaillez
mais vous Einissez toujours par vous lécher le cul » (Claire à Charles, Quai
Ouest, p. 33).
Comme le fait dire Diderot au Neveu de Rameau, il y a “baiser le cul au
propre” et “baiser le cul au Eiguré” !
2e exemple. La pulsion de prédation du Parachutiste, devant Adrien :
« — Où sont les femmes ? — Pardon ? — Les femmes ? Femelles, poules,
chèvres, vaches, lapines, chattes, chattes, où les avez-vous cachées ? Je les
sens ; je sens qu’il y a de la femme par ici. Pousse toi, bourgeois. — Du calme,
mon garçon, du calme ! — Pas de calme. Nous sommes là, bourgeois. Où sont
les femmes ? — Il n’y a que des dames. — T’inquiète pas, papa, j’en ferai des
femmes. Cachez vos chèvres, l’armée lâche ses boucs. — N’aimes-tu pas ce
pays ? N’aimes-tu pas cette terre ? Es-tu un sauvage venu pour la piller, ou un
militaire pour la garder ? » (Le Retour au désert, 11, p. 56)
3e exemple. L’élan de fantasme très “don juanesque” (« Odor di femina » !) de
Cal, dans Combat de nègre et de chiens (p. 77) : « Odeur de femme, odeur de
nègre, odeur de fougères qui réclament. » N.B. cette tournure : « qui
réclament »…

8. Le deal comme instrument d’optique et d’écoute

Il y a chez Koltès un émondage, une réduction assez cynique (pas de
sentiment, pas d’affect) au “ne… que”. Le commerce, l’échange et le traEic ne
sont pas des rapports d’amour, mais des rapports de force :
« On n’a pas le droit d’interpréter aucune des scènes de cette pièce comme
une scène d’amour, parce qu’aucune scène n’est écrite comme une scène
d’amour. Ce sont des scènes de commerce, d’échange et de traEic, et il faut les
jouer comme telles. Il n’y a pas de tendresse dans le commerce, et il ne faut pas
en rajouter là où il n’y en a pas. » (Quai Ouest, Annexe 2, p. 108)
Il y a du Machiavel là-dedans : non seulement la force mentale, nerveuse et
morale, mais aussi la ruse, le courage de la ruse. La rencontre entre le Dealer et
le Client est une histoire de transaction — et dans transaction, il faut voir que
le “trans—” est plus décisif que l’action, qui échappe radicalement à chacun
des protagonistes, qui auraient tort de croire qu’ils “agissent”. La transaction
est espace et moment transitionnels. L’action est bien là (dans la parole, par
exemple), mais elle n’est pas une action subjective, il n’y a pas une vraie action
de chacun. L’action est neutre, elle est un lien entre deux sujets, elle est un
milieu de pensée et d’expression d’énergie psychique. Aucun des protagonistes
n’est libre. Situation baroque et ubuesque : l’un ne sait pas ce qu’il veut (le
Client), l’autre ne sait pas ce qu’il a en réalité, ce qu’il veut vendre et ce qu’il lui
sera demandé (le Dealer). Il n’empêche que le Dealer a tout intérêt à paraître
dominer, à faire croire qu’il sait et qu’il maîtrise (qu’il est le Savoir absolu de la
situation) — la preuve, il incarne assez bien le vendeur pré-capitaliste, car il
peut apprendre à formater le besoin, qui sera objet de demande. Reste alors au
Client à résister et à montrer qu’il se défend en évitant la naïveté : si le Dealer a
du savoir (ce qui l’incite à dire oui), le Client a de la réserve (surtout pour dire
non)…
Et donc, le “dialogue” est infini — de l’ordre du mauvais infini, interminable.
Le “oui” est la posture permanente du Dealer, et le “non” est celle du Client. On
n’en sort pas, au sens propre ! Le théâtre de Koltès expose une situation qu’on
peut lier à la dialectique du conflit des consciences chez Hegel, à ces réserves
près : Hegel thématise le désir (à partir du modèle de Hobbes), et il assigne au
Conflit des consciences désirantes une Finalité, celle de l’apprentissage de la
liberté (l’histoire des hommes est celle de l’Idée de Liberté). Au contraire,
Koltès ne thématise pas vraiment le désir et il oppose à l’optimisme
philosophique une “contre-Finalité” (l’expression est de Sartre, Critique de la
raison dialectique) de la suspension des solutions : sans doute la rencontre estelle
une forme de servitude, d’aliénation, mais nous ne savons pas du tout la
qualité de son terme.
Si cependant l’on émet l’hypothèse d’un terme de la rencontre (hypothèse
que Koltès ignore…), ce terme pourra être de trois ordres : soit la transaction
(vente, donc achat / achat, donc vente), soit l’ultra violence de l’élimination (le
crime), soit la prolongation à l’infini de la parole… Le théâtre n’est d’ailleurs
peut-être que cette dernière réponse (qui n’est pas une solution, puisqu’il n’y a
pas de clôture). Finalement, c’est l’infini interminable de la demande qui
motive en profondeur l’écriture théâtrale de Koltès — remarquable par sa
concision, par son caractère Fini, sa “Finition” : il ne manquerait plus que ça, que
la forme soit comme le fond !!!
Revenons à ce modèle du deal. En termes shakespeariens, il y a du Shylock
au coeur de cette réduction du rapport social au “deal”, qui surdétermine même
les rapports entre mâles et femelles :
« C’est de bizness que je veux parler. Je ne donne jamais rien contre rien,
moi ; alors c’est avec lui que je veux discuter, pas avec toi. Cela fait longtemps
que je ne sais plus parler aux femmes. » (Charles à Monique, Quai Ouest, p. 47).
C’est que si le point de vue de Koltès est celui du droit naturel de la force,
c’est bien un point de vue masculin (qui prend, qui met la main sur…, qui
s’empare de…), aux antipodes du point de vue féminin, qui donne et
abandonne, qui lâche prise. C’est Créon contre Antigone :
« parce que les garçons, vous voulez toujours échanger quelque chose
contre quelque chose et vous ne donnez jamais rien, alors je ne veux rien du
tout », dit Cécile (Quai Ouest, p. 57).
Alors que Claire avait répondu à Fak, qui lui avait dit : « Je le donne (le
briquet) si tu passes avec moi là-dedans [le hangar] » :
« Alors non, je ne prends pas. Quand on donne quelque chose, on le donne et
c’est tout, on ne demande pas autre chose, tiens. » (Quai Ouest, p. 28-29)
Le pire, évidemment, est que les mâles sont de mauvaise foi, ils sont dans le
déni :
« Fak. — Je ne demande rien, justement. Claire — Comment ça, tu ne
demandes rien ? C’est trop fort. — Je ne te demande pas… je ne demande pas…
je ne demande pas… » (Quai Ouest, p. 29)
Il y a donc une division du travail de l’agressivité : si la nervosité, dit Koltès,
vient des mères, et si le muscle vient des pères, les rencontres de son théâtre
exposent indiscutablement la problématique de la naissance hors du ventre de
la mère.
Très révélatrice en ce sens est la remarque de Koltès à propos du jeu de
l’actrice jouant Cécile :
« Le vrai travail l’actrice qui joue Cécile serait de montrer qu’elle n’est pas
en train de faire ce qu’elle a l’air d’être en train de jouer [N.B. c’est du Diderot
et du Brecht !], ni de désirer ce qu’elle est en train de demander ; mais qu’elle
est comme un miroir qui reflète ce qu’on attend d’elle, et le reflète avec une
lumière si puissante qu’elle parvient à éblouir le partenaire. A cet infini jeu de
défense, Cécile dépense une infinie énergie : parfois, elle perd le Fil et se
demande : où en étais-je ? Et c’est aussi à ce jeu d’infini mystère que Koch se
reconnaît quelque familiarité avec elle. » (Quai Ouest, Annexe 2, p. 107 — c’est
moi qui souligne : il s’agit de poser le mauvais infini de la demande nerveuse,
sans objet-phénomène identifiable…)
Revenons aux mâles. Décidément, ils ne savent pas ce que c’est que le don,
et encore moins le contre-don (à côté de ces héros là, les “primitifs” sont des
civilisés !). Ce que confirme bien Charles juste après :
« Mais ce qu’on donne un jour, on a toujours le droit de le reprendre ; il n’y a
qu’à soi-même qu’on donne pour de bon ; à un autre, on prête, et il faut bien
qu’il rende un jour. Aujourd’hui, c’est à ton tour de rendre, moricaud. » (Quai
Ouest, p. 59)
Notons l’importance de ce « à ton tour » ! Ainsi va le théâtre de Koltès, en
particulier dans Dans la Solitude des champs de coton : les personnages parlent
chacun son tour, ils donnent leur parole et tiennent à bien faire comprendre à
l’autre qu’il sont toujours en situation et suffisamment en position de force
pour la reprendre, pour retirer ce qu’ils disent… En parlant ainsi, chacun se
donne du temps pour penser intérieurement : parler n’est pas le résultat d’une
pensée qui serait intérieure et antérieure chronologiquement, elle est le
mouvement même de la pensée, l’aventure, le frayage de la pensée en acte.
Parler, c’est chercher à apprendre ce que l’on pense… Et parfois, l’imprévu
surgit.
Pas de confiance, il y a bien une crise de la créance. Le théâtre de Koltès est
analogue à un manège : des apparitions tour à tour. Ce jeu est un jeu de dupes.
Pour le dialogue, l’authenticité, la sincérité, l’empathie, l’intersubjectivité du
désir, ou même la complicité, on repassera… Mais c’est parce que nous sommes
au ras des processus primaires, et très peu engagés dans les processus
secondaires :
« D’ailleurs, tu ne comprends jamais ce que je dis, et moi je ne comprends
rien à ce que tu penses ; tu fais toujours comme je pense que tu penses que t’as
pas envie de faire, et après, tu corriges », dit Charles à Abad (Quai Ouest, p. 60).
Le théâtre de Koltès n’est donc pas un théâtre du désir car il n’est pas un
théâtre de la générosité ontologique (qui est la dimension supérieure et
sublime du désir). Il en reste au stade premier de la naissance du désir : la
prise, devenant emprise — ce que suppose l’exercice de la demande infinie.
Il n’est pas non plus le théâtre de la volonté : pour Dans la solitude des
champs de coton, Koltès imaginait le Dealer joué par un Noir, genre « bluesman,
imperturbablement gentil, doux, un de ces types qui ne s’énervent jamais, ne
revendiquent rien. » Parler, c’est aussi s’obliger à garder son calme, c’est se
donner du temps, patiemment, pour résister à la tentation de la destruction
physique. On parle donc toujours sur fond de violence ; parler c’est suspendre
la violence.
A peine si Koltès indique des volontés dérisoires (« je veux aller en ville (…),
je veux m’en aller », etc. (Le Retour au désert, 4, p. 22) ou négatives : celle de
Mathieu, Fils d’Adrien (Le Retour au désert, 4, p. 24) : « je ne veux plus de la
protection de mon père. Je ne veux plus être giflé », etc. Ce n’est pas un théâtre
de héros, ni positif, ni négatif — peut-être de héros par ironie et par défaut
(Mathieu veut être un héros comme un soldat en Algérie, La retour au désert,
4, p. 23) — peut-être un théâtre d’anti héros, voire de… zéros !?…

9. Une dialectique des lieux ?

Le théâtre de Koltès n’est pas dialectique, c’est un fait : pas de message, pas
de dépassement positif de la négativité, pas de Finalité heureuse (la liberté) de
la contradiction. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas quelque
dialectique au sein de certaines réalités psychiques de la représentation.
Koltès thématise ainsi l’opposition entre l’enfermement et l’aventure au
dehors. L’enfermement renvoie à l’idée d’un monde fermé, naturel /
naturaliste, clôturé plus que clos, bref, d’un monde suspendu, répétitif,
déconnecté, antihistorique. La sortie au dehors signifie au contraire un monde
imprévisible, fait d’événements, de nouveauté et de bouleversements.
1° L’enfermement du monde clos.
Soit le fantasme de la cage, comme dans la tirade d’Adrien (Le Retour au
désert, 7, p. 41-42) :
« Quand mon Fils est né, j’ai élevé de grands murs tout autour de la maison.
Je ne voulais pas que ce Fils de singe voie la forêt et les insectes et les animaux
sauvages et les pièges et les chasseurs. (…) Les singes les plus heureux sont
ceux qui sont élevés en cage, avec un bon gardien, et qui meurent en croyant
que le monde entier ressemble à leur cage. Tant mieux pour eux. Voilà un singe
de sauvé. Mon babouin à moi, du moins, je l’aurai protégé. »
Défendre absolument cette forme de paix et de tranquillité signifie le
renoncement au risque de la liberté :
« Au-delà de ce mur, c’est la jungle, et tu ne dois pas la traverser sans la
protection de ton père », dit Adrien à son Fils Mathieu (Le Retour au désert, 4, p.
23).
Rousseau avait pourtant prévenu (contre l’idéal de paix sous tutelle chère à
Hobbes) : « On vit tranquille aussi dans les cachots, en est-ce assez pour s’y
trouver bien ? » (Du Contrat social, I, 4, “De l’esclavage”).
Même situation pour les soldats à Metz :
« Sache que cette ville est une petite ville calme, tranquille, qui a l’habitude
de ses soldats. Votre place à vous, soldats, est à l’intérieur des murs de vos
casernes. Soyez sages, soyez tranquilles, et la ville vous aimera, la ville prendra
soin de vous. » (Adrien s’adresse au Parachutiste, Le Retour au désert, 11, p. 56)
Et c’est Mathilde qui prévient de l’apartheid :
« Il y a Andorre, Monaco, Genève, tous ces paradis pour riches, les seuls
endroits du monde où il vaille la peine de vivre. On y est entre riches, les
guerres ne parviennent jamais jusque là, il n’y a pas d’enfants ou alors ils sont
gardés par des nurses derrière des grillages, on est entre gens stériles, vieux,
satisfaits, personne n’embête personne. » (Le Retour au désert, 11, p. 80-81)
Bel exemple, entre parenthèses, de lieu déductif…
2° La crise du lieu clos.
Certains personnages ne voient pas dans le mur, la clôture, la frontière une
garantie de protection, de bonheur et de quiétude. Le mur est étouffant,
angoissant : Zucco y voit une accélération de la folie de certains hommes,
analogues à des rats en laboratoire (Roberto Zucco, p. 79) ; au tout début de
Quai Ouest (p. 11), on entend les cris de Monique, proprement désorientée :
« Et maintenant : où ? Par où ? comment ? Seigneur ! Par ici ? C’est un mur,
on ne peut plus avancer ; ce n’est même pas un mur, non, ce n’est rien du tout ;
c’est peut-être une rue, peut-être une maison… »
Et elle dit qu’elle et Maurice Koch n’ont que l’embarras du choix : un mur ou
un trou (idem, p. 12). On peut augmenter ce choix : le terrain vague, la zone, le
chemin à faire, mais aussi les colonies ! Même le Parachutiste s’y met, mais en
bon militaire (sic !), il maintient la cage, qu’il étend à un “monde”, le monde de
la Métropole et de son Empire :
« Oui, j’aime cette terre (…) parce que cette terre, j’ai monté la garde sur ses
frontières, j’ai marché des nuits entières, l’arme à la main, l’oreille aux aguets
et le regard vers l’étranger. Et maintenant on me dit qu’il faut me coucher sur
ma nostalgie et que ce temps est révolu. On me dit que les frontières bougent
comme la crête des vagues, mais meurt-on pour le mouvement des vagues ? On
me dit qu’une nation existe et puis n’existe plus, qu’un homme trouve sa place
et puis la perd, que les noms des villes, et des domaines, et des maisons, et des
gens dans les maisons changent dans le cours d’une vie, et alors tout est remis
en un autre ordre et plus personne ne sait son nom, ni où est sa maison, ni son
pays ni ses frontières. Il ne sait plus ce qu’il doit garder. Il ne sait plus qui est
l’étranger. (…) Ma fonction à moi, c’est d’aller à la guerre, et mon seul repos
sera la mort. » (Le Retour au désert, 11, p. 57)
La citation de Hugo qui sert d’en-tête à Quai Ouest est ainsi révélatrice de
l’angoisse qui consiste à avancer, à bouger, à sortir de soi : la scotomisation
nous guette (équivalent koltésien de la castration ?) :
« Il s’arrête pour s’orienter. Tout à coup il regarde à ses pieds. Ses pieds ont
disparu. » (V. Hugo, Quai Ouest, p. 11)
3° L’aventure du nomade : fuite et errance.
Il y a enfin certains humains qui cherchent à éviter l’enfermement. C’est le
cas de Mathilde, femme de volonté :
« Mes racines ? Quelles racines ? Je ne suis pas une salade ; j’ai des pieds et
ils ne sont pas faits pour s’enfoncer dans le sol. » (c’est ce qu’elle dit à Adrien,
Le Retour au désert, I, p. 13)
Sa position s’explique par une fatalité reconnue : pas de lieu naturel. Le seul
vrai lieu est celui que je me fais, celui où je suis.
« Quelle patrie ai-je, moi ? Ma terre, à moi, où est-elle ? Où est-elle la terre
sur laquelle je pourrais me coucher ? (…) Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où
l’on n’est pas ? J’en ai marre de ne pas être à ma place et de ne pas savoir où est
ma place. Mais les patries n’existent pas, nulle part, non. » (Mathilde, Le Retour
au désert, 8, p. 48)
Peut-être la “liberté” de Mathilde (assez relative tout de même : il y a cette
maison familiale comme lieu transitionnel / transactionnel entre elle et
Adrien) aura-t-elle invité Adrien à rêver davantage : sa didascalie, « De la
relativité restreinte » (Le Retour au désert, 17, p. 78-79), sur la question de la
suspension de l’attraction terrestre, entre “larguer les amarres” et tenir à la
Terre dur comme fer ou comme une sangsue… Là encore, on retrouve une
extravagance légèrement superstitieuse, quant à de nouvelles lois du cosmos et
d’une nouvelle physique possible…
Le fait est que Koltès a eu quelques fantaisies du côté de la nouveauté
utopique d’un mode de génération “fantastique” (au sens où cela appartient au
genre fantastique ou au genre “science Fiction”). Ainsi la diatribe de Mathilde
sur le changement de reproduction par les femmes — comme si elle espérait
une biologie, et même une gynécologie non aristotélicienne :
« La vraie tare de nos vies, ce sont les enfants ; ils se conçoivent sans
demander l’avis de personne, et, après ils sont là, ils vous emmerdent toute la
vie, ils attendent tranquillement de jouir du bonheur auquel on a travaillé
toute notre vie et dont ils voudraient bien que l’on n’ait pas le temps de jouir. Il
faudrait supprimer l’héritage : c’est cela qui pourrit les petites villes de
province. Il faudrait changer le système de reproduction tout entier : les
femmes devraient accoucher de cailloux : un caillou ne gêne personne, on le
recueille délicatement, on le pose dans un coin du jardin, on l’oublie. Les
cailloux devraient accoucher des arbres, l’arbre accoucherait d’un oiseau,
l’oiseau d’un étang ; des étangs sortiraient des loups, et les louves
accoucheraient et allaiteraient des bébés humains. Je n’étais pas faite pour être
une femme. » (Le Retour au désert, 14, p. 67-69),
Cela renvoie à l’Annexe 1 de Quai Ouest :
« Maudites soient les nuits où s’attifent les femmes pour forniquer avec le
chacal errant ; et elles se désattifent neuf mois après sur une plage détestée en
criant ; maudit soit le cri des femmes au coeur de la nuit, qui accouchent
d’autres femmes qui s’attiferont et se désattiferont et crieront à leur tour.
Maudit soit l’instrument de la reproduction de la femme et maudit soit le dieu
qui a maudit la femme par l’instrument errant de l’homme comme un chacal
affamé. » (p. 102-103)

10. La naissance, son temps, son lieu. Le frayage.

Sans faire de psychanalyse facile, reconnaissons que toute cette suite d’idées
et de textes mène à la question énigmatique et secrète de l’origine… de notre
“monde” : l’événement de la naissance.
Il y a chez Koltès un mouvement qui va de la naissance à la connaissance et
à la reconnaissance — on peut même jouer sur les fausses étymologies de
Claudel (connaître, c’est co-naître…). Tout se passe comme si la naissance
indiquait le lieu ultime, originaire de la vie comme existence. Existence, car la
vie humaine sera nécessairement un « sortir de soi », une aliénation, dès lors
qu’on est sorti du ventre de Maman. L’aventure commence ici. Comme dit
Pascal, tous les ennuis des hommes viennent de ce qu’ils ne savent pas rester
en repos dans leur chambre — surtout dans la chambre noire originaire !
La thèse de Koltès rappelle fortement le très ancien avertissement
d’Anaximandre (610-546 av. J.C.), selon lequel naître signiEie entrer dans
l’injustice et dans le paiement (la réparation) de cette injustice :
« Ce d’où il y a, pour les êtres, génération (genesis), c’est en cela aussi qu’a
lieu la destruction (phtora) selon ce qui doit être ; car ils se rendent
mutuellement justice (dikè) et réparation de leur mutuelle injustice (adikè)
selon l’ordonnance du temps (tou chronou taxin). » (traduction Marcel Conche
modiEiée, in Anaximandre, Fragments et témoignages, éd. Conche, P.U.F., 1991,
p. 157)
Regardons cependant la méditation koltésienne de plus près. Dans Quai
Ouest, Charles dit :
« Il aurait fallu naître autrement » (p. 46).
Cela s’entend en deux sens : un sens phénoménal (naître Eils de pauvre, Eils
de riche — cf. Jacques Brel, Fils de… —, et c’est bien le sens que donne Charles
à cette sentence) et un sens nouménal, générique : on ne peut naître que du
ventre d’une femme, que de la mère, c’est une nécessité, voire un fatum, et dès
lors comment faire autrement ? Comme dit Nietzsche dans le Zarathoustra :
« Vénérez la maternité, le père n’est jamais qu’un hasard »… Ou Freud : s’il y a
un lieu où l’on est sûr d’avoir été au moins une fois un jour, c’est le ventre de
maman.
Dans Dans la solitude des champs de coton, le Dealer met les pieds dans le
plat (d’Anaximandre) :
« Il n’est pas convenable pour un homme de laisser insulter son habit. Car si
la vraie injustice de ce monde est celle du hasard de la naissance d’un homme,
du hasard du lieu et de l’heure, la seule justice, c’est son vêtement. L’habit d’un
homme c’est, mieux que lui-même, ce qu’il y a de plus sacré : lui-même qui ne
souffre pas ; le point d’équilibre où la justice balance l’injustice, et il ne faut pas
malmener ce point-là. C’est pourquoi il faut juger un homme à son habit, non à
son visage, ni à ses bras, ni à sa peau. S’il est normal de cracher sur la naissance
d’un homme, il est dangereux de cracher sur sa rébellion. » (p. 58)
On peut même supposer à Koltès une sorte de métaphysique du trou, comme
chez Sartre : non seulement Koltès pique sa crise à propos de ce “trou” qu’est la
province française (trou très… trouvable tant il est prégnant), mais il est même
question, dans Quai Ouest, de sortir, ou de rester ou de rentrer dans un trou.
C’est sûrement une coïncidence, ou alors j’ai l’esprit mal tourné… Mais dans
Combat de nègre et de chiens (XIX), l’intuition se conEirme :
« On ne doit pas montrer les caves et les égouts aux petits enfants, non ; (…)
On doit les laisser jouer sur la terrasse et dans le jardin, et leur interdire
l’entrée des caves. (…) Quand reverrai-je une femme au fond de ce trou ? Je
perds ma vie, au fond de ce trou ; je perds ce qui, ailleurs, seraient les
meilleures années. A être seul, toujours seul, on Einit par ne plus savoir son
âge ; alors de te voir, je me suis souvenu du mien. » (p. 104-105)
Et donc, dans ces situations indécises / indécidables, l’état nerveux et
psychique des personnages koltésiens expriment l’anxiété de l’enfant, de
l’adulte-enfant, devant la tâche épouvantable qui consiste à affronter l’ordre
contingent des rencontres avec l’autre — celui qui n’est pas encore autrui, mais
qui le deviendra peut-être. Freud, dans l’Esquisse d’une psychologie scienti^ique
(1895), a insisté sur le frayage, c’est-à-dire ce mouvement pénible, difEicile,
rude, qui consiste à se faire un chemin dans la masse, et ici, dans la masse des
autres, au milieu des autres “petits loups”, des autres “grands loups”, dans ce
chaos d’injustice. L’existence est affrontement d’une adversité imprévisible,
donc imprévue, et donc sidérante. Koltès ne restitue des rencontres qu’entre
quelques personnages peu nombreux : de un (La nuit juste avant les forêts) à
treize (Le Retour au désert), en passant par deux (Dans la solitude des champs
de coton) : qu’en serait-il alors dans les grandes villes, avec la dictature des
foules et des groupes ? Mais il faut bien lutter — « c’est la vie ».
Koltès, en tout cas, traite d’une urgence absolue de la vie. Et il présente un
matériau disponible à ce premier Freud qui cherche sa voie au milieu de la
jungle des références et des autorités de l’époque — en quoi il fait lui aussi
l’expérience du frayage ! L’Esquisse d’une psychologie scienti^ique pointe en effet
la déréliction, la détresse du nourrisson (Not signiEie ici autant la nécessité la
plus rude que la réaction de panique devant cette nécessité). Dès la naissance,
notre condition ontologique est celle de la Hil^losigkeit. Nous avons
évidemment oublié / refoulé cette effroyable angoisse d’abandon, cette
panique qui se rapporte à l’impression d’une non-satisfaction du besoin
primordial (faim, soif, abri, sexualité, respiration) — insatisfaction qui appelle
inconsciemment le Nebenmensch, le prochain protecteur (mère, père,
nourrice…). Il s’agit d’éviter à tout prix l’expérience du déplaisir, mais le
déplaisir est déjà là, avec la survenue du besoin fondamental et la série des
excitations désagréables qui adviennent violemment : le principe de constance
(la suspension des excitations) est le principe régulateur de la demande, de
l’attente de la réplétion du besoin, qui est marqué fatalement par le sens du
manque. Le début de Dans la solitude des champs de coton ne trompe pas :
« Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez
quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la
fournir » (p. 9)
En termes koltésiens, chez nos personnages, avec cette dialectique entre
l’intérieur et l’extérieur, cela donne : fallait-il sortir / ne pas sortir, et d’ailleurs,
pourquoi sortir ? Sort-on de son plein gré, ou bien ne nous a-t-on pas jetés
dehors — et l’existence n’est-elle pas alors l’expérience première du rejet, du
« jeté dans le monde » ? La question du cri trouve là son origine tragique : il est
sans doute la première “parole” que le nouveau-né entende de lui-même,
proférée par lui-même : à la fois l’expression de la souffrance — « la voie de
décharge », dit Freud — et l’adresse d’un « au secours ! », adresse qui ne
s’adresse pas à quelqu’un de particulier, mais à un X, qui viendra, ou pas. Freud
écrit magniEiquement :
« La voie de décharge acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême
importance : celle de la compréhension mutuelle. L’impuissance originelle de
l’être humain devient ainsi la source première de tous les motifs moraux. »
Evidemment, le système perceptif et imaginaire du nouveau-né n’est pas
encore assez développé pour commencer directement par une “relation
d’objet” s’appuyant sur un objet phénoménalement Eixé, déjà identiEié comme
tel, d’autant que la situation d’ignorance radicale, de non-savoir fondamental
de l’être humain aggrave la fragilité de la vie. Ce moment d’indétermination,
d’indéEinition, d’indécision due à l’urgence du besoin impératif — ce que les
Grecs (Anaximandre derechef) appelaient apeiron, le “sans-limite” (a-peiras)
vu comme “mauvais inEini”, par contraste avec le bon inEini du désir comme
puissance afEirmative (qui n’est jamais épuisé par la répétition du besoin — au
point qu’il s’en nourrit, même —, et qui s’exprime dans une logique de l’éternel
retour…).
A défaut de véritable désir, mais par la puissance pulsionnelle de l’“appétit”,
le problème du choix d’objet se résout de manière hallucinatoire : les débuts de
la libido sciendi (de la pulsion de connaissance) sont donc très fragiles. Et
lorsque Freud écrit : « L’éveil de la connaissance est donc dû à la perception
d’autrui » (Esquisse…, p. 348), il faut lire également : « l’éveil de la connaissance
est donc dû à l’hallucination dont un autrui est l’objet »… Il nous semble que
les situations koltésiennes ne sont pas sans lien avec cette révélation
hallucinatoire et ce forçage, qui exige de l’enfant de sortir de sa bobine.
L’apparition de l’autre en un lieu relève de l’hallucination — parce qu’il faut
bien remplir le vide de l’attente et de la demande, et ce par les premières
silhouettes et atmosphères venues (et disponibles). Ce qui justiEie notre titre.
Alors, nous comprenons pourquoi l’expérience de la rencontre chez Koltès
est si “maigre” et si rude : il n’y a pas vraiment d’intériorité affective,
d’épaisseur spirituelle chez ses personnages, juste une forme immédiate de
défense de soi, de sa propre vie, dans la violence de l’irruption de l’autre
homme, et ce dans une réciprocité mal assumée. Chacun avance comme il peut,
avec l’arme de sa parole, avant l’arme des armes, et fort de son secret, dernier
jardin inaliénable — et ce secret, c’est le noyau d’énergie de sa vie (gardons à
“noyau” le sens qu’il prend dans la physique contemporaine, puisque Koltès y
fait allusion) : un appétit, un conatus, un endeavour mal orienté, orienté vers le
mauvais inEini de la demande. En ce sens, Koltès commente à sa façon l’état
nerveux de nos contemporains (dans une civilisation industrielle, capitaliste et
consumériste) : son côté féminin saisit l’état nerveux des femmes qui, c’est
bien connu, “ne savent pas ce qu’elles veulent”, son côté masculin saisit la
pulsion d’emprise avortée des mâles et son côté enfantin expose crûment et
droitement l’événement de l’autodéfense et de l’apprentissage de la parole.
L’unité de ces faiblesses, c’est l’indéEini de la demande.
Voici ce que dit Koltès du secret de Koch, dans l’Annexe 2 de Quai Ouest.
Koch, expert en barricades mentales (en défenses et en résistances, dirait
Freud), en met tant qu’on Einit par douter qu’il y ait un secret :
« La vraie profondeur de Koch, s’il en est une, vient de la multitude de
barrières qu’il a élevées entre ce qu’il révèle et son secret ; au point que, quand
on croit avoir découvert enEin le coeur du problème, on peut être certain que ce
n’est encore qu’une barrière façonnée pour empêcher qu’on pénètre
davantage, au point qu’il n’est pas sûr du tout qu’à la Ein il y ait un secret, sinon
que Koch se présente comme une inEinité de cercueils pharaoniques emboités
les uns dans les autres et destinés à tromper le regard ; et que vouloir profaner
l’inEini mystère de cette tombe conduirait probablement l’explorateur à
découvrir une dernière boîte renfermant quelques cendres mortes et
dépourvues de sens. » (p. 105-106)
Notons que nous pouvons bien remplacer “secret” par “demande”, car ici, le
secret est comme la demande : un creux, un manque, un vide dépourvu de
sens, qui ne s’appuie sur rien, qui exprime un rien, ou un “trois fois rien”… Ou
plutôt, cela n’exprime que le fait d’être, de façon immanente : aucune
signiEication métaphysique, eschatologique, divine ou naturelle. C’est pour cela
qu’on ne peut rien en faire. C’est la case vide, qui est comme cette place non
occupée qui permet l’entame et la continuation d’un jeu (échecs, dames, chez
Saussure puis chez Lévi-Strauss) ; case vide autour de laquelle les autres
éléments de la vie, analogues à tous ces pions, vont tourner — désir, volonté,
les autres, autrui, le père et la mère, et les lieux. CQFD.

Voici les éditions citées, par ordre alphabétique : Combat de nègre et de chiens, Minuit, 1989.
Dans la solitude des champs de coton, Minuit, 1986. La Nuit juste avant les forêts, Minuit, 1988.
Le Retour au désert, Minuit, 1988. Quai Ouest, Minuit, 1985. Roberto Zucco suivi de Tabataba,
Minuit, 1990. Une part de ma vie, Minuit, 1999/2010
Ce “creux du désir” motive la métaphore sexuelle qu’expose Dans la solitude des champs de
coton : « la seule frontière qui existe est celle de l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous
deux possèdent le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie, avec moins d’injustice
encore qu’il y a à être mâle et femelle parmi les hommes ou les animaux. » (c’est le Dealer qui
parle, p. 12) ; cette métaphore se retrouve dans le passage sur les brutes et les demoiselles
(toujours le Dealer, p. 29-30). Le creux est donc féminin, la saillie est masculine. Et le Dealer
déclare ne pas vouloir être une brute (donc saillir)… Mais on aurait tort de renvoyer Dealer et
Client unilatéralement à chaque posture : il y a en chacun une part féminine (le creux) et une
part masculine (la saillie). C’est ce qui rendra complexe chaque rencontre et chaque discours
des personnages.
La gravité de Koltès sur cette question explique pourquoi la Gamine dans Roberto Zucco
n’aime guère les surnoms infantiles qu’on lui donne : « Moi, je n’ai plus de nom. On m’appelle
tout le temps de noms de petites bêtes, poussin, pinson, moineau, alouette, étourneau,
colombe, rossignol. Je préfèrerais que l’on m’appelle rat, serpent à sonnettes ou porcelet. » (p.
24)
Parfois cette harmonie fait froid dans le dos. Lisez la diatribe de Mathilde : « Il y a Andorre,
Monaco, Genève, tous ces paradis pour riches, les seuls endroits du monde où il vaille la peine
de vivre. On y est entre riches, les guerres ne parviennent jamais jusque là, il n’y a pas
d’enfants ou alors ils sont gardés par des nurses derrière des grillages, on est entre gens
stériles, vieux, satisfaits, personne n’embête personne. » (Le Retour au désert, 11, p. 80-81)
Koltès ironise d’ailleurs sur cette théorie : « une pierre ne tombe pas sur le sol par sympathie,
par solidarité ou par attrait sexuel » (Roberto Zucco, p. 125).
Cela permet de bien entendre ce que dit le Dealer : « Si vous me croyez animé de desseins de
violence à votre égard (…), ne donnez pas trop tôt ni un genre ni un nom à cette violence. Vous
êtes né avec la pensée que le sexe d’un homme se cache en un endroit précis et qu’il y reste, et
vous gardez précautionneusement cette pensée ; et pourtant, je sais, moi — bien que né de la
même manière que vous —, que le sexe d’un homme, avec le temps qu’il passe à attendre et à
oublier, à rester assis dans la solitude, se déplace doucement d’un lieu à un autre, jamais caché
en un endroit précis, mais visible là où on ne le cherche pas. » (Dans la solitude des champs de
coton, p. 34-35)
Cité par Pierre Kaufmann, L’expérience émotionnelle de l’espace, Vrin, p. 138.
Cela explique le rôle que Koltès donne à l’échec, car la déduction prévoit l’échec ou l’annule,
comme une forme de nécessité appartenant à la logique du personnage ; au contraire, le
théâtre inductif admet la dimension contingente et hasardeuse de l’échec : « L’échec, ce n’est
pas l’impuissance à satisfaire un désir, c’est un aspect de la complexité d’un désir ; (…) On ne
peut (…) partir du principe que chacun accomplit absolument ce qu’il voulait ou avait à
accomplir. » (Roberto Zucco, p. 117)
Cf. Brecht, Petit Organon pour le théâtre ; L’Achat du cuivre.
Ce passage est reproduit dans Une part de ma vie, 3x Entretien avec Alain Prique, 1986, p.
60-61, mais avec un ajout important : « — Les Noirs sont très présents dans votre théâtre et
dans votre vie. — C’est, je le suppose, selon une loi de la mécanique ou de l’astrophysique. Il n’y
a pas de pourquoi. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que la pierre ne tombe pas sur le sol par
sympathie, par solidarité ou par attrait sexuel ; elle tombe dépourvue de tout sens moral. A
posteriori, et tout en tombant, elle peut se trouver de jolies raisons de tomber. C’est comme,
dans le système solaire, un caillou en chute permanente vers le soleil : si les attractions
secondaires sont sufEisantes, cela se traduit par une orbite tout autour ; si elles ne le sont pas,
ou plus, je suppose que l’on Einit par s’écraser. » (Le passage souligné l’est par nous — nous
reviendrons plus tard sur le sens à donner à cette suspension du principe de raison…).
Ce passage est reproduit dans Une part de ma vie, 3x Entretien avec Alain Prique, 1986, p. 54.
N.B. Il faut relire à la lumière de ce qui se dit ici les pages 24-25 (sur la lumière électrique) de
Dans la solitude des champs de coton.
Le Dealer évoque même une théorie surréaliste et quasi primitive du monde, histoire
d’indiquer son instabilité : « Or, de même que je sais — sans me l’expliquer mais avec une
certitude absolue — que la terre sur laquelle nous sommes posés vous et moi et les autres est
elle-même posée en équilibre sur la corne d’un taureau et maintenant dans cette position par
la main de la providence (…). » (Dans la solitude des champs de coton, p. 37-38) A quoi le Client
répond : « Je sais, moi, qu’il Elotte, posé sur le dos des trois baleines ; qu’il n’est point de
providence ni d’équilibre, mais le caprice de trois idiots. Nos mondes ne sont pas les mêmes (…)
je ne subis pas la même pesanteur que vous » (id., p. 46) [c’est moi qui souligne] N.B. « le caprice
de trois idiots » est évidemment un clin d’oeil à Shakespeare : « La vie (…) est une histoire dite
par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signiEie rien. » (Macbeth)
Cf. Blaise Pascal : « Les rivières sont des chemins qui marchent » (Pensées, Lafuma, 717).
Cf. Gilles Deleuze, Deux régimes de fous (Textes et Entretiens 1975-1995), Minuit, 2003, et
Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion, 1977. Mais l’intuition d’une ligne Elexueuse et libre
vient de plus loin, elle est chez Paul Klee (Théorie de l’art moderne) et chez Henri Michaux
(Aventures de lignes, texte qui est un hommage à Paul Klee…).
Si l’on veut comprendre l’allusion koltésienne à l’induction de la science contemporaine, cf.
Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Vrin, 1929. Serait-ce pour cela que Koltès invente
tout seul une Eigure de style qui n’est pas encore nommée, qui consiste à confronter une unité
de temps à une unité de lieu : La Nuit juste avant les forêts…
Nous usons du terme d’“appétit” pour ne pas dire “désir” et en référence à l’endeavour de
Hobbes et au conatus de Spinoza, termes qui disent « l’effort pour persévérer dans son être »,
c’est-à-dire la puissance de l’individu vivant à défendre et à afEirmer, voire à imposer, sa forme
(d’être, de vie, d’existence).
Cf. William Burroughs, Le Festin nu ; Junky ; La Machine molle, etc.
La suspension de ce principe de raison est capitale chez Koltès : cela justiEie l’énigme,
inépuisable. On le lit dans l’apologie des formes de dérives aussi bien que dans le désir de
renoncer à comprendre (cf. Dans la solitude des champs de coton, p. 24-25). Citons juste cela :
« parce qu’il n’y a pas de raison pour que je vous y rencontre ni de raison pour que vous m’y
croisiez ni de raison pour la cordialité ni de chiffre raisonnable pour nous précéder et qui nous
donne un sens, soyons de simples, solitaires et orgueilleux zéros » (id., p. 52).
Le théâtre de Koltès n’est pas celui d’Edward Bond…
William Burrougs met l’accent sur le fait qu’il n’y a pas de “raison” au devenir-toxico : la came
l’emporte par défaut, dit-il, on se pique “comme ça”, parce qu’il n’y a pas autre chose (Junky,
Plon, 10/18, p. 15-16).
Koltès ne saurait ici être spinoziste, il en reste à la violence naturelle (même civile) parmi les
hommes. Spinoza avait pourtant répondu à Hobbes : l’homme est un loup pour l’homme,
certes, mais aussi : « l’homme est un dieu pour l’homme » (Ethique, IV, scolie de la prop. 35).
Koltès n’est pas vraiment un humaniste — sauf si le fait de dévoiler certains mécanismes
véritables de la psychè humaine c’est faire preuve d’humanisme…
On est aux antipodes de l’idée de Pasteur : « Le hasard ne favorise que les esprits préparés »…
Cf. Spinoza, Ethique, III, prop. IX, scolie et III, DéEinitions des Affections, déf. I et Explication.
Freud, reconnaissant sa dette envers Hobbes : « l’homme n’est pas un animal
débonnaire » (Malaise dans la civilisation).
Il va de soi que l’homme marchand (vendeur / acheteur, Dealer / Client) chez Koltès est aux
antipodes de l’homo oeconomicus des économistes classiques. Référence obligée à Bernard
Maris, ici.
Cf. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, IV, à propos du despotisme
démocratique.
Cf. Egalement, sur l’acte de cracher : Dans la solitude des champs de coton, p. 57-58.
Dans Dans la solitude des champs de coton, cette distance distribue deux formes du désir : celle
des brutes et celle des demoiselles — c’est donc bien la distance des armes (p. 29-30). Voir
aussi le discours du Client sur la familiarité entre deux hommes (p. 45). Le Dealer conEirmera,
à la Ein de la pièce, que le jeu de la rencontre est toujours d’abord libre et sauvage : « Il n’y a pas
de règle ; il n’y a que des moyens ; il n’y a que des armes. » (p. 60).
Aux deux sens de l’expression : on mesure la force d’en face, et on s’affronte mutuellement :
c’est le tout début de l’intersubjectivité, alors qu’il n’y a pas encore vraiment de sujet. Mais il y
a de l’inter-, oui, et comment !…
Cf. Dans la solitude des champs de coton, p. 22-23 (diatribe du Client).
Ironisons et rêvons : le champ de coton, c’est l’univers de la demande. Le bordel serait celui du
désir (le théâtre de Genet). Et le chantier pétrolier (Combat de nègre et de chiens) celui de la
volonté…
Un bel exemple : la rencontre avec les loubards (La Nuit juste avant les forêts, p. 58-60).
Le Client, d’ailleurs, le sait bien : « Vous n’êtes pas là pour satisfaire des désirs » (Dans la
solitude des champs de coton, p. 51). On ne le lui fait pas dire…
D’où l’avertissement de Rousseau, indiquant la genèse et la nécessité de l’idéologie : « Nul
n’est assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance
en devoir » (Contrat social, I, 3)
Chez Rousseau aussi, l’homme naturel est asocial et solitaire, mais la Providence naturelle lui
a donné deux passions salvatrices, l’amour de soi et la pitié naturelle, ce qui fait que la
rencontre entre homme et femme, puis le soin donné au nourrisson se produisent sur fond de
besoin strict de reproduction de l’espèce, réduits au minimum. La rencontre entre deux
hommes est le plus souvent évitée. Chez Hobbes, pas de providence de ce genre…
Lettre de Spinoza à Jelles (Lettre 50, du 2-VI-1674) : « Vous me demandez quelle différence il y
a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens
toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur
les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de
l’état de nature. » (Spinoza, OEuvres, GF, T. 4, p. 283)
« Mien, tien. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C’est là ma place au soleil. Voilà le
commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre » (Pascal, Pensées, Lafuma 64).
Rousseau se souviendra de cet avertissement au début de la 2x partie du Discours sur l’origine
et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Là encore, sur ce thème, on peut relire Burroughs…
Même remarque à propos du serment sur la demande (Quai Ouest, p. 36) ou encore : « Fak. —
Je n’échange rien, moi ; on me donne ou on ne me donne pas, je prends ou je ne prends pas, je
donne ou je ne donne pas. » (Quai Ouest, p. 58)
Cf. La Nuit juste avant la nuit des forêts, p. 16-18 et p. 27.
Cf. Kleist, L’élaboration de la pensée par le discours.
Le Retour au désert est sans doute la plus faible et en même temps la plus drôle (« la plus
humaine, trop humaine ») des pièces de Koltès parce qu’elle traite davantage de la volonté que
de la demande. La volonté prend tantôt un sens faible (Mathieu), tantôt un sens fort
(Mathilde). On peut faire une remarque analogue en ce qui concerne la question du “sans lieu”,
de l’errance, de la perte de la place — après tout le changement de lieu a pour causes la
colonisation et la décolonisation (le discours du Parachutiste, p. 57)… Et l’expressionnisme
ambiant fait du Retour au désert une pièce sans grande énigme. L’“inEinition” du désir sous la
forme de la demande y joue trop peu.
Cf. Le Retour au désert, 7, p. 41-42.
Mais on peut renvoyer aussi à la page terrible des Carnets de Combat de nègre et de chiens
intitulée « A quoi pensent les femmes ? se demande Léone » (Combat de nègre et de chiens, p.
122-123).
On retrouve ici le thème de la distance — et en particulier celui du crachat.
Thème pascalien, où la vérité de la vie sociale est celle de la coutume et notamment celle des
habits (l’hermine des magistrats). Il faut, dit Pascal, que la coutume soit comprise comme une
vraie nature. On appelle cette thèse de la réduction de l’être au phénomène (sans profondeur,
dit Deleuze : pas d’arrière-monde) le phénoménisme. Koltès, athée, matérialiste, est
phénoméniste.
Cf. Sartre, Le Mur. La Nausée. L’Etre et le Néant.
Cf. Freud, La Naissance de la psychanalyse, P.U.F., 1956, p. 313-396. Précisément, pour les
thèmes qui nous occupent : pp. 317 à 349.
En ce sens, on voit bien que Koltès se sera arrêté à un stade individualiste — si on compare
avec le parcours de Brecht, qui ira assez vite vers la question du collectif (Dans la jungle des
villes, Mahagonny, Sainte Jeanne des Abattoirs, etc.).
Sur ce thème du frayage comme destin, il y a une chanson très drôle, et remarquablement
composée, de Ricet Barrier : Les spermatozoïdes.
Marguerite Duras avait insisté sur la terreur et la souffrance du nouveau né au moment où il
respire les toutes premières fois…
En termes spinozistes, l’homme est alors un dieu pour l’homme — ce dieu n’est pas
nécessairement parfait, ni Zeus, ni Jéhovah, ni Christ, et encore moins idole. Mais une
providence : un parent, un professionnel, un médecin, un psychiatre, un instituteur, tous
« sufEisamment normaux »…
Cf. La page sur la souffrance dans Dans la solitude des champs de coton, p. 29-30, qui introduit
justement la distinction entre les “brutes” et les “demoiselles”.
Il va de soi que le Dealer ment, mais c’est son “métier”, son “art” : il doit toujours être dans
l’afEirmation — il doit faire croire qu’il a.
Esquisse d’une psychologie scienti^ique, op. cit., p. 336.
Ce que Piera Aulagnier appelle « l’absolu du besoin », en se référant justement à Burroughs, Le
festin nu (Imaginaire-Gallimard). Cf. Aulagnier, Clavreul, Perrier, Rosolato, Valabrega, Le désir et
la perversion, Points-Seuil.

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